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Soudain

Anne Deleporte

Exposition du 1er décembre 2025 au 16 janvier 2026

La modernité esthétique a souvent été associée au cadrage. Elle remplace la représentation des objets par la définition des espaces. L'œil moderne de Baudelaire, sensible au fugitif, capte le balancement d'un feston ou les nuages qui passent dans le ciel. Il pose une fenêtre sur la réalité pour découper un mouvement. Anne Deleporte regarde aussi les nuages, mais pour y deviner la foudre. Elle suit leurs éclairs et recueille leurs passages de lumière. Le phénomène lumineux, qu'il vienne du ciel ou de la révélation des couleurs, se trouve au cœur de son travail. 

 

Papiers révélés

À New York, dans Queens où demeurent de vieilles rotatives, Anne Deleporte collecte papiers et journaux, émerveillée par les premières chutes qui précèdent l'apparition des caractères typographiques. Ce moment de coulée liquide sur le papier fait vibrer les couleurs et révèle des lumières et des lignes qui disparaissent ensuite dans les informations qui parviendront aux lecteurs. L'artiste conserve ce passage fugitif en emportant les premières épreuves, souvent des ratages, l'encre ne s'étant pas à proprement fixée en phrases. Toutes les couleurs sont présentes, disponibles comme une palette labile où l'aléatoire et l'accident, relégués dans les déchets du journal, deviennent des instants phénoménaux. 

Avant les "nouvelles" du monde, des éclats ont circulé sur le papier qu'Anne Deleporte maintient dans ce statut de caché et de révélé : sans être encore visible, une écriture y est tapie sous forme d'éclairs. Le scriptible a disparu, ou du moins ces feuilles ont été encrées et chiffrées par un phénomène qui échappe à la lecture pour passer sous le régime d'un spectaculaire paradoxal : non pas la monstration de l'inscriptible, mais la présentation d'une intensité lumineuse qui hache, coupe et sillonne les feuilles juxtaposées. L'artiste en constitue le dépôt qu'elle expose par séquences d'espaces striés. 

 

Éclairs et destins

Ces traits linéaires et colorés, Anne Deleporte les voit comme des éclairs fulgurants qui ont traversé la trame du papier. Ils se conjuguent, dans son œuvre artistique, aux objets qu'elle sculpte et qu'elle appelle des "pierres de foudre", une concrétion des éclairs en trois dimensions. Issues du tonnerre, ces pierres mythiques ont reçu de nombreuses interprétations depuis l'Antiquité, censées conjurer les mauvais sorts. Une telle fascination pour la foudre vient de ce qu'Anne Deleporte a survécu à ce coup du sort tombé sur elle et qui en a fait une "fulgurée". L'énergie fulminante, lorsque la foudre s'abat sur un corps, évide totalement la personne foudroyée et l'a laissée aphone pendant des mois. Elle lui a donné plus tard une culture de l'orage et une sorte de magnétisme qu'elle repère dans les passages de lumière. Sans céder au spiritisme, elle ne peut éviter de s'interroger sur ce rapt du ciel et se demander pourquoi elle a été choisie pour recevoir la foudre et en témoigner. 

En exposant ses feuilles traversées de lignes, elle a transformé l'aléatoire en nécessité, comme un destin qui se décline depuis son corps électrique jusqu'aux papiers hachurés. Un œil distrait pourrait voir dans ses espaces de couleurs de beaux tableaux abstraits ; cependant, ils exposent plutôt des traînées de feu, des champs électromagnétiques, des lueurs scintillantes, rouges, bleues ou vertes, à la recherche effrénée d'un point de décharge. Leur anarchie renforce d'autant plus leur vitesse et leur urgence. 

L'histoire de l'art témoigne de la fascination de certains artistes pour les éclairs. Georgia O'Keeffe les peignait ; Walter De Maria voulait les provoquer avec ses champs de paratonnerres au Nouveau Mexique. "Anne l'éclair" les porte en elle. Elle connaît trop bien le risque de les attirer pour s'en approcher, mais son corps et son esprit restent liés à leur présence. Elle repère leurs traces intenses et nous les fait voir après leur sortie des nuages. Les fulgurances d'Anne Deleporte viennent de sa parenté avec ce qui l'a traversée : elle sait regarder les intensités. 

 

 

 

Foudre en douce

L'expérience et l'œil artiste offrent ce don de reconnaître une charge électrique pour la capter et en communiquer le souvenir, telle une étoile dont on voit la trace lumineuse longtemps après sa disparition. Sur les papiers dont elle expose les découpes à la Sorbonne Art Gallery, Anne Deleporte produit un effet de série pour ces traces qui semblent suivre des lignes, comme si des éclairs avaient fuité de feuille en feuille. Elle n'en reste pas à une image dont on reçoit passivement l'illumination, et préfère composer des rythmes qui génèrent de la pulsation et de la vitesse, tels des battements d'énergie. 

Dans un lieu de style néo-classique, ces flashes instillent une fulgurance inattendue. Depuis son atelier du Queens, où elle a collecté ses papiers et ses encres, la passeuse d'éclairs exporte la foudre à Paris-Sorbonne, dans cet espace créé par Yann Toma, un artiste également connecté aux énergies lumineuses.  On redoute les effets de courts-circuits dans les bâtiments de l'auguste université fréquentée par les juristes et les économistes. Constellant cette galerie qui a retrouvé son sens premier de passage, les œuvres d'Anne Deleporte, sans légendes, ont introduit la foudre en douce. Ses éclairs, propices à la charge et à la décharge des regards, donnent à éprouver les fulgurations du tonnerre à même une feuille de papier. 

 

François Noudelmann

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