Sorbonne Artgallery présente l’exposition de Sarah Roshem Corps Communs qui est un ensemble d’œuvres conçues pour être accrochées au mur, puis décrochées pour devenir un intermédiaire entre deux, quatre ou dix corps. L’œuvre met alors en lien des personnes entre elles par le biais de sangles et d’élastiques pour permettre de vivre une expérience de corps connecté et de corps commun. Un corps qui ne s’arrête pas à nos propres frontières corporelles, un corps mis en partage et mettant en jeu notre interdépendance. L’attention aux autres et l’écoute des sensations, permet de trouver un rythme dans une circulation des échanges auquel chacun participe dans un élan commun.
LA FORCE VULNERABLE DES CORPS par Barbara Formis,
Maîtresse de Conférences en Esthétique et Philosophie de l’Art à l’Ecole des Arts de l’Université Paris 1
Imaginez de vous sentir à la fois puissant.e et vulnerable, à la fois pris.e dans un tourbillon d’ivresse et ancr.é.e dans le sol par une gravité sensible.
Imaginez d’éprouver une sensation de protection qui provoque à la fois enthousiasme et déconcentration.
Imaginez être lié.e aux autres, vous amuser, tisser du lien et vous comporter en raccords avec les autres. Imaginez aussi d’éprouver de l’agacement ou de la frustration quand votre désir n’est pas satisfait, quand les autres vous entrainent là où vous ne vouliez pas aller.
Imaginez-vous rendre libres par le renoncement, imaginez faire corps communs.
Voilà ce qu’on peut éprouver lorsqu’on participe à Corps communs de Sarah Roshem.
L’artiste les définit elle-même comme « des facilitateurs d’accordage, des conducteurs d’empathie... »
Vous pourriez en effet y vivre des expériences contradictoires : émancipation e fébrilité, tolérance et insatisfaction, oscillation et suspension, légèreté et ancrage, concordance et résistance, perte et coopération.
Comme le souligne Judith Butler dans La Force de la non violence «les corps assemblés dans l’espace public exercent une force politique en vertu de leur simple apparition».
Cette relation à l’altérité remet en cause les notions traditionnelles d’identité et d’individualité. Elle nous invite à reconcevoir l’esthétique comme un domaine vivant et dynamique, comme une expérience qui possède une nature intrinsèquement relationnelle. Cela implique de donner une force politique à l’art. Jacques Rancière dans Le Partage du sensible avait déjà insisté sur l’idée que partager un espace commun est à la fois une question d’esthétique et de politique. La démocratie et la participation ne peuvent pas être réduites à une préfiguration de l’unité (comme dans de nombreux concepts de « communauté »), mais renvoient à des comportements à l’interstice de l’activité et de la passivité, de l’être mû et du mouvement. Des comportements forts et vulnérables comme ceux de Corps Communs
Butler, Judith. La Force de la non-violence. La Découverte, 2017.
Rancière, Jacques. Le Partage du sensible : esthétique et politique. La Fabrique, 2000.
Roshem, Sarah. Corps Communs : une expérience esthétique du prendre soin, revue Plastik, n° 06, 2019
Sarah Roshem vit et travaille à Paris. Après un doctorat consacré aux relations entre l’art et la science au sein de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, elle oriente son activité de plasticienne vers l’useful art, l’art dit “utile”, de nature contextuelle, voyant l’artiste intervenir dans la vie réelle à des fins concrètes et productives. Elle utilise notamment la cire, qu’elle décline en de multiples objets de service, utilisables à des fins personnelles et curatives. Sa pratique se transforme au fil des expériences, dans le sens d’une intervention relationnelle accrue avec le spectateur. Ce dernier devient un élément actif, intégré et fonctionnel de l’œuvre, celle-ci se définissant à la fois comme un objet et comme une prestation.
À sa manière indéniablement singulière, Sarah Roshem s’inscrit dans la lignée de Lygia Clark et d’Helio Oiticica, passionnés comme elle par le principe de l’échange corporel et du partage sensitif. Une œuvre d’art, pour cette artiste fondatrice de SR Labo (cette initiative a pour visée de rendre la création bénéfique, positive, thérapeutique), est avant tout un élément communicant, un objet que va animer l’intervention d’un spectateur ou de plusieurs. Regarder ne suffit pas, la participation active du public, plutôt, est de rigueur. Adepte de l’“art médecine” et du care, Sarah Roshem agit en vue d’accroître la relation avec autrui, avec “autruis” au pluriel, pourrait-on dire, comme le signale sa réalisation Corps communs. Celle-ci met en jeu plusieurs intervenants unis solidairement par des liens souples leur permettant des mouvements spécifiques de type “tous pour un, un pour tous”. L’œuvre d’art, pour l’occasion, quitte la cimaise (cimaise qu’elle peut retrouver une fois terminée son utilisation collective) et se fait objet incarné.
Paul Ardenne
Historien de l’art, critique et commissaire d’expositions